L'inconnu(e)

Un immeuble sur rue…
Jeanne referme la porte et entre dans le vacarme de la rue.
Les gens s’agitent, les voitures défilent, tout est mouvement et bruit.
Non loin de là, un taxi parait circuler à vide… Elle lui fait signe…
Jeanne s’installe à l’intérieur.

- Où allez-vous ?
- Je ne sais pas… allez-y… roulez…
- C’est incroyable ça ! Les gens ne savent jamais où ils veulent aller ! Ils ne savent même pas ce qu’ils veulent vraiment… C’est un drôle de métier… J’en ai marre moi de tous ce…
- Bon arrêtez-vous, je descends. »

Foule… Bruit… Folie…

Elle ne sait pourquoi mais Jeanne se met à courir à travers la foule et tente de se frayer un passage dans cette masse compacte…
Soudain, une femme lui attrape le bras.

- Attendez ! Ne partez pas, j’ai quelque chose à vous dire

Jeanne a bien senti le contact sur son bas, elle a bien vu cette main, mais au moment même où se terminent les paroles entendues, l’image entame une mutation insensée, et la scène est soudainement renversée. C’est Jeanne qui vient de prononcer ces paroles, c’est elle qui a accosté cette femme dont elle ne voit d’ailleurs que le bras.

L’inconnue ne l’a pas attendue ; elle s’est engouffrée dans la foule – ou s’est faite happée par elle – puis a disparu quelques mètres plus loin. Jeanne n’a même pas eu le temps d’apercevoir son visage.
Jeanne ne comprend rien à tout ceci… Et tandis qu’elle tente de mettre de l’ordre dans ses idées, une nouvelle mutation espace-temps a lieu…

Elle est à présent devant la vitrine d’un magasin d’antiquité…
Elle voit l’inconnue à l’intérieur. Celle-ci observe les objets… La passion qui l’habite est perceptible, elle y prend beaucoup de plaisir, mais sans l’exprimer, ou du moins sans que Jeanne ne puisse l’observer puisque l’inconnue n’est jamais de face. Elle se tient debout, dos à la fenêtre, au centre de la pièce. Derrière elle, une grande table massive. Elle s’appuie légèrement sur cet élément. C’est un contact assez sensuel, chaleureux.
Elle est grande, fine, porte un fuseau sombre, des bottes cavalières. Sur son buste, un superbe chemisier de soie blanc cassé paraît flotter au moindre mouvement qui l’anime. Ses cheveux sont clairs, légèrement ondulés, tirés en arrière et tenus par un petit ruban noir.

C’est une vision assez fascinante pour Jeanne, car très anachronique.
Mais autre chose la perturbe… Une sensation… Comme une logique indéfinissable… un peu à la façon d’un incontournable destin – mais destin qui échappe à son savoir, à toute explication, à tout entendement, avec, pour seule certitude, cette logique indéniable et indéfectible, qui lui est apparue immédiatement, à la simple vue de cette silhouette.

L’antiquaire se tient debout, face à cette femme, et lui montre un objet qui est manifestement splendide et auquel il tient énormément. Elle n’est pas ici pour acheter, mais pour le plaisir de s’extasier devant ce genre d’objet… La passion de la contemplation…

Puis, trois hommes font irruption dans la boutique. Jeanne ne les a pas vus arriver du dehors… Ils ont surgis de nulle part. Ils sont du genre méchant et ils ne sont pas là par hasard non plus. Leur visite était prévue. Leur but : tout détruire. Ils n’ont apparemment pas l’intention d’agresser physiquement qui que ce soit. Leur objectif n’est autre que d’annihiler le pouvoir passionnel de ce lieu sur son créateur – c’est-à-dire d’utiliser la forme de destruction la plus cruelle qui soit.

Malgré ce savoir qui lui vient d’elle ne sait où, Jeanne a peur pour ces gens. Et plus particulièrement pour l’inconnue. Aussi, elle lui adresse un message muet. Elle sait qu’elle entend, sans pour autant pouvoir l’expliquer…
Mais Jeanne sait aussi que l’inconnue a déjà décidé d’une marche à suivre. Malgré tout, elle continue de la supplier de chercher à fuir.

Au lieu de cela, et tandis que les intrus commencent à commettre leur infamie, elle se contente de marcher, très tranquillement jusqu’à l’escalier qui se trouve sur un côté de la pièce – escalier qui se termine en petite passerelle… Elle reste ainsi, immobile, en haut des quelques marches.

Au fur et à mesure que le danger approche, Jeanne la voit peu à peu se métamorphoser en une statue, et ce, en ayant parfaitement conscience des conséquences de son acte – conséquences que Jeanne ne peut que subodorer.

Lorsque l’un de ces hommes finit par l’apercevoir, elle est devenue pierre grisâtre, rugueuse. Il n’a pas fait le rapprochement avec l’inconnue… Pour lui, il ne s’agit que d’une vulgaire statue. Et tandis qu’il s’en approche, l’un de ses complices lui dit :

- Fous moi ça en l’air !

Le premier s’exécute et d’un large coup de pieds projette la statue au sol.

Sa tête se sépare du tronc et roule, roule dans la pièce, jusqu’à la porte d’entrée, sans que quiconque, excepté Jeanne, n’ait eu le temps et l’attention suffisante pour s’en apercevoir.

Discrètement, affolée, terrifiée, Jeanne s’approche de l’entrée. Elle saisit la tête et s’enfuit en courant à travers la ville…
Très vite essoufflée, elle finit par s’arrêter.
Elle est sur un pont.
Une idée fixe et mystérieuse la hante : cette tête, personne ne doit la retrouver, sous aucun prétexte. C’est plus qu’une évidence pour elle. C’est une nécessité absolue.
Mais elle ne peut s’en séparer non plus. Cet invisible lien est devenu indéfectible.
Alors elle décide de faire le grand saut avec elle. Jeanne resserre son étreinte, et sans hésitation aucune, se jette du haut de ce pont.

Aucun choc ne survient. Elle a franchi la masse d’eau sans même s’en être aperçue.

Descente… non pas aux enfers, mais au cœur du mystère…
Elle s’attend, bien sûr, à suffoquer à un moment ou à un autre… Son trésor est si lourd qu’elle descend à une vitesse vertigineuse ; quand bien même le réflexe lui viendrait de tenter de remonter, qu’elle ne saurait le faire tant la distance est grande maintenant. Elle le sait.
Mais, à sa grande surprise, le temps passe, et son souffle n’est toujours pas épuisé.
La vitesse s’est considérablement réduite à présent. Jeanne navigue presque au ralenti…
Puis, elle aperçoit une lumière, juste en face d’elle. C’est une lueur nébuleuse, diffuse, qui s’élargit peu à peu… comme dans un épais brouillard. Elle tente de nager pour aller à sa rencontre, mais plus elle approche, plus la lueur s’éloigne… Elle accélère, mais il est déjà trop tard. Elle a maintenant disparu, engloutie dans ce fond marin sans fin.

Soudain, la suffocation s’empare de Jeanne. Elle ouvre les yeux. Dans ces abysses, elle s’agite, se débat, et tente de remonter à la surface… Mais le chemin est si long, si long…
Comme par miracle, elle atteints enfin la surface. Elle jaillit au-dessus du liquide boueux en titubant, et tente de nager.
Au loin… Elle aperçoit un rivage… Elle n’a qu’une centaine de mètres à parcourir…

Elle échoue enfin sur ce qui ressemble en fait à une vaste plage. La lumière, elle, est très intense. Si intense, que si le liquide était absent, il s’agirait d’un désert…

Empêtrée dans cette solution aqueuse, Jeanne perd peu à peu connaissance, mais n’atteint néanmoins pas l’évanouissement total.
Puis, très lentement, ses forces reviennent. Elle se sent désarmée, comme un poisson échoué sur une plage… Elle reste un moment ainsi, puis se relève. Une fois debout, elle fait quelques pas.
De l’eau jusqu’à mi-jambe, elle est assaillie, terrassée. Une profonde frustration qu’empare d’elle. C’est une ruée d’émotions. Elle se rend compte également qu’elle a perdu son trésor. Trop préoccupée par le souci de se sauver, elle n’a pas réussi à le tenir serré contre elle. Dans sa panique, elle l’a lâché pour nager.

Une envie irrésistible l’envahie de continuer à marcher dans l’eau. C’est comme une conviction. Elle dois retourner au fond.

Néanmoins, quelque chose la retient… Alors elle fait demi-tour, et s’installe sur le sable blond et fin.
Elle est étendue là et se sent guidée par une force presque divine, quelque chose de mystérieux qui ne lui appartient en rien ; mais elle accepte cette présence.
Étendue donc, elle recouvre son corps d’une légère pellicule de sable.
Ainsi falsifiée, il ne reste qu’une légère boursouflure informe.

Le temps passe…
Temps qui se traine… s’étire…
Temps long… très long…

Quelqu’un passe… hésite… s’arrête… revient… la regarde.
Jeanne, immobile, paupières mi-closes, qui ne dit mot, qui n’attend rien, n’espère ni ne redoute quoi que ce soit ; elle qui ne continue de respirer que par simple réflexe, ne comprend pas comment quelqu’un peut encore soupçonner une présence sous cet amas de sable.

C’est un enfant.
Son regard s’attarde. Il s’accroupit aux côtés de Jeanne, puis lentement, de sa main effleure sa joue.
Le sable s’écarte légèrement, découvrant son visage.
Il reproduit sa caresse, plusieurs fois, avant de s’interrompre. Son regard est si intense… Jeanne ne vois que ces deux yeux bleu. Il se lève tranquillement et s’en va, comme il était venu, et surtout, avec une parfaite conscience de ce qu’il est en train de se produire.
Le temps reprend son expression de lenteur…

De nouveau Jeanne sent quelqu’un s’approcher d’elle.
Elle entrouvre les paupières et revois cet enfant. Sa caresse est toujours la même. Mais il n’est pas seul. Une femme est là, debout, face à Jeanne, et la regarde. Elle s’accroupit elle aussi, de l’autre côté. Son regard est lui aussi très présent, vivant.
Elle sait, elle aussi.
Sa main traverse la chevelure de Jeanne, lentement, doucement. En arrivant à la pointe d’une mèche, ses doigts s’attardent, et le bout des cheveux se désagrège.

Rien que du sable.
Elle sursaute.

- Oh non ! Pas ça !

Tous deux s’agitent alors. Ils débarrassent tout son corps de ce sable. Puis ils l’attrapent par les bras et la mettent debout. En la soutenant, ils remontent tous trois la plage…

Peu de temps plus tard, ils font face à une immense demeure. Une fois la porte ouverte, Jeanne entrevoit une pièce non moins immense, très claire, très douce, reposante. Elle reste ainsi au centre de cet endroit, à se gorger de tous les sentiments, de toutes les émotions que lui inspire ce lieu et ces gens.
L’inconnue, debout, se dirige vers une commode et parait très pensive. L’enfant quant à lui, s’est éloigné.
Jeanne aimerait rester ici. Seulement il y a une impossibilité. Elle ne sait d’où elle provient. Elle sait que quelque chose doit s’accomplir, sans savoir ni quoi ni comment, ni pourquoi, mais c’est incontournable et elle ne peut rester.
Elle regarde cette inconnue. Il y a chez elle un certain magnétisme. Elle n’est pas « ordinaire », tout comme l’autre femme… Celle-ci est moins fascinante, plus humaine, plus réelle.
Une fois encore, Jeanne se sent mystérieusement attirée, mais prisonnière. Prisonnière de ce qu’il s’est produit, sans savoir pour quelle raison. Tout ceci dépasse la simple réalité. Jeanne évolue dans un monde qui lui échappe, où le fonctionnement échappe à la simple logique. Elle ne cherche absolument pas à se rebeller et se contente de suivre le court des choses en se laissant guider par le peu de sensations qu’elle peut recevoir et percevoir.

L’inconnue s’approche de Jeanne.

- Restez avec nous. J’ai besoin de vous
- Je ne peux pas
- Mais si, il n’est pas trop tard. Il vous suffit de ne pas franchir cette porte »

Oui, mais combien de temps – combien de temps serait-il possible de tenir ainsi…


- Je ne peux pas, vous le savez.

Lentement, Jeanne se dirige vers la porte qui était restée ouverte.
Dehors, la lumière est toujours aussi intense.
Jeanne franchit le seuil et s’arrête sur le pas de la porte.
L’inconnue l’a suivie et se tient debout, de l’autre côté de l’encadrure.
Chacune d’un côté, elles restent là à se fixer du regard.
Plus de mots – plus de suppliques.
Le silence s’est emparé d’elles. Le doute aussi.
L’inconnue lui tend sa main.
Jeanne lève doucement son bras, mais au moment même où elle allait laisser aller sa main, elle la sent soudain granuleuse. Alors elle s’arrête. Elle ne comprend pas cette soudaine fatigue et cet essoufflement.
Ses jambes…
Elle baisse la tête et remarque que ses pauvres membres entament une mutation fulgurante.
Ses pieds, ses chevilles… Ses cuisses ne sont déjà plus que pierre et la progression de cette ‘destinée’ poursuit inexorablement sa logique.

Jeanne pense en terme de ‘destinée’ mais en fait, il s’agit toujours pour elle de la même logique ; celle qui s’est emparée d’elle en regard de cette scène chez l’antiquaire. Elle a la sensation qu’on lui a légué quelque chose, d’ordre métaphysique, en plus d’une expérience émotionnelle unique. Elle n’a rien demandé, mais « elle était là au bon moment ».
Dorénavant, elle n’est plus qu’une enfant qui, expérience après expérience, en apprend un peu plus sur ce qu’il se passe, sur ce qu’il est advenu de sa vie, ce que représente cette nouvelle destinée – destinée dont elle ne soupçonnait pas l’incidence. Elle ne pensait pas que cette incidence serait aussi excessive. Ce legs, elle n’est même pas sûre d’en vouloir. En fait, elle ne se pose pas cette question, elle n’en a pas le temps, et elle n’est pas non plus convaincue que cette question ait un sens. En fait, elle n’a pas le choix.

Jeanne ne supporte pas l’idée d’être stratifiée, ou statufiée. Elle veut avancer, mais la pierre se fait si lourde… Malgré tous ses efforts, tout ce qu’elle arrive à obtenir, ce sont de minuscules pas en avant.

Alors, venue de nulle part, elle sent une violence inouïe monter en elle. Le fait de ne pouvoir agir, d’être réduite à l’impuissance devant cette mutation, provoque chez elle une implosion. En quelques secondes, la pression, l’oppression est devenue insupportable. Et sans même avoir eu le temps d’y réfléchir, un cri sorti du plus profond de son être, vient déchirer le grondement cyclique des vagues.

Le cri était si intense, que la pierre s’est réduite en grains de sable séchés qui, maintenant, glissent le long de ses jambes pour disparaître sur la plage.

Jeanne sais pertinemment que cet entracte n’empêchera en rien l’accomplissement de ‘l’inévitable’, mais il est maintenant clair pour elle qu’elle ne veut pas de cela. Alors elle décide de profiter de ce répit qui lui est accordé afin de tenter de trouver une fuite possible – elle veut se soustraire à tout ceci.

Elle entame alors une course effrénée sur la plage, avec pour seule idée, la volonté d’atteindre l’eau, sa seule issue. Elle a la sensation que son retour au « monde aquatique » est inévitable, presque comme dirigé – comme s’il fallait qu’elle retrouve son objet perdu – cause de tous les événements présents… Et dans le même temps, elle a la certitude qu’il lui est maintenant impossible de se soustraire aux événements… Pas de retour possible…

Jeanne atteint enfin le bord de mer. Et tandis qu’elle se jette à corps perdu dans ce liquide, elle sent le sable ‘cristallisé’ se désagréger sous l’effet dissolvant de l’eau. Elle continue de se recouvrir de ce liquide, puis, sachant fort bien que cela sera insuffisant, elle s’enfonce peu à peu dans cette mer.

Elle s’enfonce tout comme la première fois. Le souffle ne manque pas. Elle nage, les yeux ouverts. Elle découvre une très forte sensation d’ondulation, très agréable. Une certaine sérénité s’empare de Jeanne.

Toujours la quiétude…
Tout à coup, elle aperçoit une lueur.
La même lueur, elle en est certaine. « Suspendue » dans cette étendue, elle observe la luciole. Son intensité n’est pas régulière. Mais en fait, il ne s’agit pas d’une question d’intensité, mais de distance. Elle se rapproche peu à peu. Elle est tentée d’aller à sa rencontre… mais non, elle y renonce finalement. La première fois, cette décision ne lui a pas réussie. Alors mieux vaut ne pas réitérer cette tentative…
Jeanne reste donc là, et attends. Ce n’est peut-être pas la solution appropriée, mais c’est la seule qui lui semble potentiellement judicieuse.
La luciole s’élargit. Son intensité s’accroît. Elle parait à la fois s’élargir, se rapprocher et devenir de plus en plus nébuleuse ; et ce, de telle sorte que l’environnement échappe peu à peu à la compréhension de Jeanne. Ce monde marin s’est maintenant totalement transfiguré. Elle est à présent dans une autre dimension, inconnue.
Elle a laissé ce nuage lumineux l’envahir. Jeanne est maintenant à l’intérieur de ce tourbillon, constitué de nappes gazeuses, d’une sorte de ouate immatérielle, et elle continue de flotter ainsi, en apesanteur. Sensation de retour à l’était de fœtus… Bien être qui lui est inconnu.
Calfeutrée dans cette « brume », elle se sent peu à peu « revenir », reprendre pieds dans la réalité.

Sensation de contact. Elle ouvre les yeux. Une pièce immense, une fois de plus. Totalement irisée de lumière environnante. Elle est dans un lit, un grand lit. Les draps sont blancs, les murs sont blancs. Tout est blanc.
Puis, elle aperçoit une femme, assise sur un côté du lit. Jeanne n’arrive pas à l’identifier. Doucement, l’inconnue saisit sa main.

- C’est fini.

A ces paroles, Jeanne sent le sommeil et la quiétude la gagner. Un magnifique sommeil advient.
Un sommeil jamais vécu jusqu’alors.

24/11/1992

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Je ne sais combien de temps je suis restée ainsi à dormir.
Ce fut un moment d’oubli total – un trou béant dans ma mémoire. Animé d’un rien absolu, mon corps était ainsi, posé quelque part au sein de ces draps blancs.
Le temps – quel temps – devait répondre à des lois inconnues, mystérieuses.
Une vie en suspension?

Mes paupières frémissent. Que se passe-t-il ? Aurais-je terminé mon hibernation ?
Autour de moi, tout est toujours aussi blanc, aussi lumineux – lumière que je ne m’explique d’ailleurs pas très bien étant donné que cette pièce n’est ni dotée de fenêtres, ni munie d’éclairage.
Mais oui! Bien sûr, c’est évident… Elle provient des murs eux-mêmes.

Je me lève. Je sens mon cœur s’emballer quelque peu par l’étrangeté de la chose. Je commence à faire le tour de la pièce en palpant chaque aspérité, chaque interstice de ces parois.

Aucune ouverture. Pas de porte.

Je reviens vers le lit posé au centre de la pièce, appuyée contre l’un des murs, et là, là seulement, sentant mon pouls s’emballer de plus belle, je suis envahie par une panique incommensurable et irrésistible.

Je manque d’air.

Ainsi tétanisée, je m’allonge sur la paillasse de luxe, cherchant en vain ma respiration. La sueur perle le long de ma peau ; mes mains et mes pieds son roides, tandis que ma vue se trouble quelque peu.

Face à moi, la paroi irisée à l’air d’être en mouvement – un peu comme si quelqu’un de l’extérieur essayait de la traverser – telle une pâte à modeler. J’entrevoie une forme humaine en relief sur le mur.
Mais oui, je vois maintenant très nettement cette forme s’accentuer.

Une femme a traversé la muraille.
Elle s’approche à présent de moi.
Penchée sur mon corps, elle m’observe.

- N’aie pas peur. Ne crains rien.

Tandis que je sens mes pulsations reprendre peu à peu un rythme normal, l’envie de parler advient.

- Est-ce là la mort ?
- Non. Cette chambre est une antichambre – un passage – un passage où il t’appartient de faire un choix.
- Quel choix ?
- A toi de déterminer les paramètres de ton choix.
- La vie ou la mort ?
- La mort n’existe pas. Le passage n’est qu’un changement d’état.
- Mais qu’attendez-vous de moi ?
- Rien. Les exigences ne viennent que de toi. Tu es la balance. Laisse s’épancher ton âme. C’est elle qui guidera ton choix. Quand ce moment adviendra, tu franchiras ce mur, comme tu m’as vu le faire, et derrière apparaîtra ton choix.

Elle ne voulut m’en dire davantage. Je la vis s’éloigner à reculons et retraverser ce mur.

Mais quel est donc ce passage ? Quel choix faire ? Je ne sais.

Je me sens éreintée. Je pense que mon choix ne peut se révéler que dans la quiétude la plus totale.
Alors étendue sur le lit, je laisse les choses aller.
Je m’assoupis.
Pas de rêve. Le rien absolu.

A mon réveil, une grande sérénité règne. Mon esprit n’est troublé d’aucun souvenir.
Le vide ne dure que peu de temps. Juste le temps d’épurer mon globe vivant, afin que mes pulsions, dans une pureté totale, ne me dictent que faire.

Je ne sais comment, arrive l’instant où je pressens que mon choix s’est fait.

Dans un état à demi comateux, je me lève et me dirige vers le mur déjà franchi par mon inconnue.

Sans interrompre ma marche, je traverse le mur. Aucun obstacle, aucune sensation ne m’a heurtée.

La vision est inattendue.
Je suis maintenant au cœur d’un immense désert.
J’ai peur.
Je me retourne, mais de tous côtés les dunes m’encerclent.

Une chose m’intrigue. Je sens. J’entends. Je pourrais presque avoir une sensation gustative. Mes sens sont tous revenus alors même que j’ignorais leur disparition.

Je marche – encore et encore.
La chaleur est tenace, mais ne m’atteint pas encore.
Je marche ainsi des heures durant.
La lumière décline soudain, très vite.
La nuit est faite de milliers de sensations.

Changement d’odeurs, changement de bruits, peut-être même de goûts.
Je sais que le désert est vivant, et la nuit, cette vie s’éveille.
J’ai peur.
Je ne dois pas m’arrêter. Il ne faut pas . Le danger est partout.
Toutes ces micro-vies sont pour moi autant d’ennemis qui me veulent du mal.
Je pars donc dans une course effrénée qui ne prendra fin qu’au petit matin.

Le globe céleste est de retour.
La fatigue tiraille mon corps. J’absorbe la chaleur brûlante comme l’éponge se gorgerait d’eau.

Douleur.

A quatre pattes, je grimpe une dune de plus ; désespérée pourtant, car je sais qu’au terme de cette folle varappe, l’horizon me dévoilera l’immensité du chemin que j’ai encore à parcourir.

Je ne me suis pas trompée.
Du haut de cette dune, j’aperçois un vague horizon jaunâtre dans toutes les directions.

Second souffle.

Je ne dois pas m’arrêter. Il ne le faut pas. J’ai fait ce choix.

Une autre dune, puis une autre et encore une autre.

Ce nouveau sommet, je l’atteins en rampant.

Illusion ? Je ne le pense pas.
Arrivée au sommet, je regarde vers le bas et je vois, oui, je vois une plage, un Océan, une demeure.
Mes narines ressentent la fraîcheur et l’odeur de l’air marin. Mon palais est salé. Ma respiration est profonde.

Je me laisse glisser sur la pente raide – vertigineuse descente.
Je heurte le sol plat. La force me manque. Je ne puis me mettre debout. Alors tout en rampant, j’avance sur le sable blond et frais comparé à ce que j’ai traversé.

Que le chemin est long…

Pourquoi ai-je si mal ?

Mon corps me brûle

Mais que se passe-t-il encore ?

Sensation d’enlisement.

C’est incroyable ! Je m’enfonce !

Mon corps est si brûlant qu’il fait fondre le sable… telle une noix de beurre au contact d’une flamme.

Au secours !

Ce cri ne peut sortir de ma bouche.

Je lâche prise.

Trop de fatigue.

L’évanouissement est proche, c’est une chance.

Double sensation : tout en m’enfonçant dans ces méandres – granuleuse sensation – j’ai une sensation d’étirement, comme si quelque chose ne voulait pas me laisser descendre.

Interruption.

Je me suis évanouie, et tandis que je reprends peu à peu mes esprits, j’aperçois une vaste pièce.

Une fois de plus étendue sur un vaste lit, je vois une femme assise sur les draps blancs.
Ses yeux m’observent, guettant l’instant où je vais reprendre tous mes esprits.
Elle me trouble. L’incandescence des mes joues provient-elle réellement de mes brûlures ? J’en doute.

- Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrées ?

Elle reste silencieuse. Son sourire, pourtant, est un message de tendresse – de cette tendresse que l’on ne peut adresser qu’à un être longtemps convoité.

Toujours troublée, je me redresse, et sortant du lit, je me dirige en direction de l’entrée grande ouverte.

Au-dehors, la lumière et la chaleur font rage.

La belle inconnue m’a suivie, m’a dépassée et s’est arrêtée au seuil de la porte.
Elle regarde un instant l’horizon, puis se tourne vers moi.

L’ardeur de son regard m’anéantit. Telle une petite chose, minuscule chose, je baisse les yeux.
En un geste voluptueux, sa main atteint la mienne ; sa caresse me fait défaillir, mais ses bras n’attendaient que cette occasion.
Le désir, mon désir, tel un raz-de-marée, me submerge.
Elle l’a bien sentie, mais elle maîtrise mieux que moi sa faiblesse en cet instant.
Doucement, mais fermement, elle serre ma main en m’entraîne vers la plage.

Nous foulons le sable.
A quelques mètres à peine de l’eau, elle s’arrête, regarde l’horizon, hume la brise ensorcelante.
Inondée par cette même émotion, je laisse mon regard vagabonder. Je sais à présent quel est mon choix.
Tant d’émotions m’envahissent…

Mais qui est donc cet enfant qui joue sur la plage ? Il s’est arrêté et nous regarde.
Ce corps, ce regard familier…

Je me retourne vers la belle inconnue.

Dans ses yeux je lis l’amour, la dévotion, le désir, puis, en un éclair, je vois l’ombre de la peur dissimulée au coin de sa pupille.
Tout doucement, je saisis sa main moite…

- Je peux à présent.


07-03-1996


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