L'écran




La lumière venait de disparaître, laissant place à la pénombre de cette salle où trônait et se répandait allègrement un velours encore écarlate malgré l’empreinte du temps.
Juste face à moi, un mouvement à peine perceptible me signifia que le lourd rideau allait finalement s’écarter pour faire place à un immense écran couleur crème.
Enfin…

Venue de nulle part, une musique fait à présent frissonner la membrane de ma sensibilité, éveillant de profondes sensations jusque-là enfermées dans le tumulte de ma vie intime, parsemée de pieux, d’innombrables fils tendus de part et d’autre de rives désertes, incertaines et pour lesquelles je me heurtais au difficile combat d’un funambule…
Il est d’une absolue évidence, que les sons émis par ces cordes ont un pouvoir bien supérieur ; ils m’enveloppent de toutes parts créant en moi des émotions bienfaisantes et d’une telle intensité, d’un tel paroxysme, qu’elles en deviennent presque effrayantes.

La doucereuse musique décline lentement, me laissant en prise au plus grand désarroi, entraînant avec elle l’éveil d’une passion sans pareil, inestimable, celle qui me permet de sentir la vie couler en moi, celle qui me fait découvrir les mystérieux battements de mon corps et désagrège les nœuds tortueux de mon esprit.
C’est fini. Elle s’est à présent perdue dans les murs perméables de cette salle.

Soudain, une image apparaît à l’écran ; une image en noir et blanc escortée par une musique heurtant mes tympans. J’entrevois d’étranges personnages gesticulant en toutes directions, sans jamais rompre la cadence de leurs mouvements, me saoulant de leur comédie… Et toujours cette musique, affreux tintamarre accordé au ridicule scénario de ce court métrage. C’est intenable. L’image va trop vite, beaucoup trop vite. Je ne peux ni ne veux soutenir mon attention plus longtemps.

Dans la salle, règne une atmosphère insolite. La lueur du projecteur, pareille à une estocade, me dévoile les secrets du lieu. Des silhouettes quelque peu furtives se dissimulent au creux des fauteuils, mais la nébulosité de la pièce ne me permet que d’entrevoir la face de quelques cinéphiles aventureux en quête d’images. A mon extrême droite, un homme est assis. Un air songeur orne son visage ; un bras sur l’accoudoir ; l’autre replié afin que sa main vienne soutenir son menton. Il scrute l’écran façon « chroniqueur », épiant, cherchant en vain quelques satisfactions, mais n’accusant que déboires. A mon extrême gauche, un autre homme est là, bien calé dans son siège, habité par de petits soubresauts, des fossettes aux coins des lèvres, arborant un large sourire et se contenant pour ne pas laisser paraître son extase. Son genre me semblerait plutôt être celui d’un de ces caricaturistes qui scruterait constamment, plongé dans une quête sans mérite, recherchant avec une certaine dose de perversité, et d’exubérance, à avilir les différences.

Un rang devant moi, juste à quelques sièges de là, une femme.
Ni songeuse, ni dans la jubilation, elle se tient parfaitement immobile, pareille à une statue de marbre laissée là par erreur, le regard lointain, presque vide.
Que peut-il bien se passer dans cet esprit ? A qui peut donc appartenir ce corps souhaitant n’exprimer aucune émotion ?

Son profil, sur lequel la lumière fait une empreinte lisse et brillante inscrivant une beauté éphémère dans le pli de ses expressions, renferme l’intensité extrême d’une souffrance incurable. Si j’osais, je poserai ma main sur son épaule si roide, mais je ne peux bouger, une indescriptible force retient mon bras.

J’aperçois sa chevelure noire, auréolée par le fuseau lumineux, flamboyant. Sa nuque est bien droite, et la masse noirâtre y prend fin. Puis, de nouveau je vois son regard, mais différent d’il y a quelques minutes seulement. Ici, sur la joue, trône un petit globe transparent qui brille au rythme des images, indice d’une souffrance qui s’exprime ; un petit tremblement traverse les sourcils et résonne jusqu’au menton qui frémit ; puis, dans une lenteur extrême je perçois l’abaissement des paupières augmentant l’amplitude de la petite ampoule scintillante qui s’écoule à présent tout doucement le long de sa peau. Je ne peux continuer à assister à cet intenable spectacle.

Dans un mouvement silencieux, je me soulevai du siège et doucement tendis mon bras pour atteindre son épaule, quand soudain, la grande lumière jaillit dans la salle.

« Eh ! Vous là ! Que faites-vous ici à 2h du matin ? La séance est finie depuis bien longtemps ! »



1986


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